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Compte-rendu du colloque « L'art peut-il vivre sans le marché de l'art ? »


Le 17 avril 2019 les membres du Cejart ont eu l’opportunité de se rendre au sein du prestigieux Institut de France afin d’inaugurer l’amphithéâtre André et Liliane Bettencourt (de l’architecte Marc Barani) lors du colloque organisé par l’Académie des Beaux Arts « L’art peut-il vivre sans le marché de l’Art ? ».

Si le thème attractif de ce colloque présageait une certaine effervescence intellectuelle, ce fut corroboré par un programme enrichissant, porté par des intervenants majeurs, voire historiques, du marché de l’art au cours de quatre tables rondes.

Après l’ouverture du secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, M. Laurent Petitgirard, Mme Catherine Chadelat - présidente du conseil des ventes - a proposé une citation de Victor Hugo entrant en parfaite résonance avec le débat du jour et le tragique incendie de Notre Dame survenu quelques jours plus tôt.

L’aspiration de ce colloque est le questionnement autour des relations réciproques entre l’art et son marché.

I. L’œuvre à l’épreuve du marché

La valeur artistique et le prix de l’œuvre

Si W. Blake écrivait que « l’argent est la malédiction de l’art », le professeur Philippe Chalmin souligne que l’art s’inscrit indéniablement dans une économie de marché où se rencontrent l’offre et la demande et où domine la notion de rareté des biens (souvent uniques, majoritairement non renouvelables). Une œuvre se distingue des autres marchandises, car elle se veut par essence originale et unique en plus d’être un symbole social. Si l’on fustige le rapport à l’argent dans le monde de l’art, il faut néanmoins avoir une approche réaliste, les notions marchandes, spéculatives ont toujours existées et sont propres à tout marché.

Mme Nathalie Moureau rappelle que, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les critères de qualité pour comparer les œuvres et évaluer leur importance étaient les critères de l’Académie ; la valeur artistique était déterminée en fonction de ses canons. Aujourd’hui c’est l’originalité de la démarche de l’artiste qui prime, on assiste à l’émergence d’un nouveau modèle où l’art s’écarte de la norme et créée une forme d’incertitude pour l’identifier et le reconnaître.

Le marché intervient alors pour beaucoup comme un vecteur de légitimation de la qualité artistique. Les signaux artistiques objectivés vont faire rentrer l’artiste, l’œuvre dans l’histoire de l’art. Ce sont les acteurs du marché de l’art qui émettent ces signaux, ce sont notamment les marchands qui agissent comme des institutions de légitimation. Tous les acteurs sont en interactions, les galeries avec les institutions. La représentation d’un artiste est donc essentielle à sa reconnaissances le marché, donc on peut considérer que la somme des événements artistiques créent de la valeur.

Considérant la valeur économique, celle-ci peut être déconnectée de la valeur artistique en raison de différents facteurs. Notamment une information médiatique qui si elle accorde plus de poids, alimente également les motivations sociales et financières des acheteurs.

Le marchand a donc un double rôle, il valide la valeur artistique et alimente l’information médiatique.

L’idée que l’art ne peut se passer d’une économie de l’art est également portée par Mme Nathalie Cras, qui souligne que la généralisation du marché de l’art est assez récente. Dans les années 1960 il s’agissait de se demander s’il était possible pour un artiste de vivre sans vendre (en référence à un article de Raymonde Moulin « Vivre sans vendre »1). Mme Cras met en avant le fait que l’art ne peut exister sans activité économique, mais chaque système comporte ses contraintes. Ainsi, au sein du modèle communiste l’artiste pouvait vivre sans marché de l’art il n’y avait cependant aucune conciliation avec la liberté artistique. De nombreux artistes des années 60 jouent avec le marché, en en testant les limites. Ce jeu est une relation tripartite entre les collectionneurs, les artistes et les marchands afin de fixer eux-mêmes les prix. Par exemple en 1959 Yves Klein fabrique en effet des reçus à remettre aux acquéreurs des zones de sensibilité artistique qu’il échange contre des petits lingots d’or, en créant son propre modèle économique il se jouait ainsi du marché.

M. Emmanuel Perrotin présente le point de vue marchand et se désole qu’en France le marché de l’art soit caricaturé, divisé entre les institutions privées et publiques tandis qu’en pratique leurs collaborations sont fructueuses.

Il s’avère que le rôle du marchand est l’objet d’une certaine incompréhension dans la société. Le marché français a tendance à voir le marchand comme un escroc, un blanchisseur d’argent et cette caricature nuit au bon fonctionnement du marché. L’objectif devrait pourtant être mis en avant, il s’agit de faire en sorte que l’artiste puisse vivre de ses œuvres. Finalement la validation du prix est subjective, puisqu’au-delà de l’offre et la demande c’est également sur une reconnaissance publique qu’elle se fonde. La galerie opère délicatement entre différents acteurs dans la mesure où la plupart des clients achètent une œuvre avec l’espérance d’une revente avec une plus-value.

Les marchands se heurtent également à une autre difficulté : l’image renvoyée par les réseaux sociaux. En effet, sur internet les réseaux donnent une impression de multiplication des œuvres qui alimente une fausse idée sur la pression que les marchands exercent sur les artistes. Les artistes contemporains peuvent être également la cible de critiques infondées ne prenant pas en compte le rapport à la rareté qui est pourtant au cœur de ce marché. Cela s’explique notamment par l’importance du vaste accès à l’information propre au marché contemporain qui fait l’objet de beaucoup d’intérêt sur les réseaux sociaux.

Mme Moureau souligne néanmoins que le rôle actif du marchand est indéniable et que les relations entre les artistes et les institutions sont existantes. Néanmoins, M. Perrotin pose la question différemment : les institutions publiques sont-elles de bons prescripteurs sur le marché de l’art ? Il conseille notamment d’encourager les galeries, en tant qu’acteur principal du marché dans la mesure où il s’agit d’un rôle de marchand que de représenter les artistes sur la scène internationale.

Selon M. Perrotin, le bilan est simple : le marché de l’art peut vivre, à condition que ses acteurs aient de l’argent.

Le marché et les nouveaux prescripteurs

M. François Curiel, président de Christie’s Europe, met en avant les évolutions du marché de l’art. Il y a une cinquantaine d’années le marché était dominé par le mobilier ancien, alors qu’aujourd’hui cela a été remplacé par l’art contemporain, les tableaux impressionnistes et modernes.

Le marché professionnel se divise entre les galeries et les salles des ventes aux enchères mais également des foires qui représentent désormais une part considérable du marché.

Mais peut-on vraiment parler de nouveaux prescripteurs ? Certes des grands marchands réputés ont disparus, mais d’autres sont venus les remplacer. L’une des grandes différences cependant, c’est le rôle actif joué par et sur le continent chinois. La clientèle chinoise est devenue un groupe d’acheteurs très actifs, et la Chine a développé des politiques culturelles impressionnantes ces dernières années. Par exemple, plus de 360 nouveaux musées ont vu le jour au cours de l’année 2018.

Il est possible d’identifier plusieurs évolutions sur le marché de l’art. Tout d’abord, les marchés des ventes aux enchères anglo-saxons et chinois dominent le monde. Le développement des marchés chinois est considérable, on estime que 30% des ventes Christie’s partent en Chine. Désormais, le marché de l’art appelle à une plus grande discrétion, malgré l’ampleur des réseaux sociaux ; les maisons de ventes se sont mises à effectuer des ventes de gré à gré à la demande des particuliers. Les galeries se sont internationalisées, ce qui rejoint le propos de M. Perrotin qui représente notamment de nombreux artistes français sur la scène internationale. Enfin, l’art se présente de plus en plus profondément comme un investissement.

Mme Roxana Azimi - journaliste et auteure de livres sur l’art contemporain - nous a partagé son point de vue au niveau des sources d’information sur le marché de l’art. Le marché de l’art un marché profondément influencé par les critiques d’art et les journalistes, et en tant que journaliste elle a pu notamment constater l’émergence de nouveaux conseillers influents mais qui sont loin du niveau d’expertise propre à ce marché. Selon elle c’est notamment une fragilité propre à ce marché.

II. L’œuvre à l’épreuve du monde

L’itinérance de l’œuvre d’art

La géographie du monde de l’art se déplace, l’un des acteurs primordial de ce mouvement ce sont les foires. Cette nouvelle forme de géographie artistique influence la production artistique, ainsi que les institutions en parallèle qui vont pouvoir participer, dialoguer avec ce nouveau circuit.

Actuellement, la géopolitique de l’art est brûlante avec la question des restitutions.

M. Jean Hubert Martin - conservateur et commissaire d’exposition français - apporte une dimension historique et géopolitique et nous rappelle que depuis la Renaissance le marché de l’art est considéré comme indispensable. Toutefois, il est propre à l’économie occidentale de parler du marché de l’art, et que dans cette économie il effectivement difficile de se passer du marché. Nonobstant son importance, évoluer différemment au regard de ce marché n’est pas une impossibilité absolue. Nombreuses sont les instances et les institutions qui sont destinées à soutenir la création artistique, et leur multiplication est telle qu’une large communauté d’artistes peut vivre sans produire des œuvres pour le marché. A travers les prix, les résidences, festivals, conférences, bourses et l’enseignement l’artiste peut constituer des revenus hors du marché de l’art. D’un point de vue économique et sociologie il faut toutefois souligner qu’il s’agit généralement d’un procédé éphémère utilisé par les jeunes artistes au début de leurs carrières.

A titre d’illustration, l’ouverture du Centre Pompidou s’inscrit dans une volonté militante pour la reconnaissance de l’art contemporain dans un contexte socialiste des années 1960 où des artistes ont revendiqué de produire des œuvres éphémères sans qu’elles soient destinées au marché.

Au cours de cette deuxième partie du colloque, M. Martin soulève la question de la production visuelle dans notre taxinomie européenne.

La fascination pour le passé et le patrimoine a poussé à la collection d’objets religieux ou funéraires de peuples du monde entier. Or, aujourd’hui ces collections sont l’objet de nombreuses interrogations en terme d’authenticité. L’une des difficultés repose sur le fait que la reconnaissance de ces collections repose sur des experts occidentaux et il y a une certaine tendance à occulter le caractère religieux attribué à ces objets, et la vénération qu’ils créent dans d’autres cultures.

Les Nations Unies parlent de « plus de 5 000 cultures autochtones ». Ces 5 000 cultures représentent 3 709 millions de personnes dans le monde, qui se battent pour la survie de leur culture. Les artistes de chaque communauté produisent une création artistique peu tournée vers le marché et dans des bulles déconnectées du marché de l’art international, des questions d’assurances, de stocks et d’institutions.

On voit un grand nombre d’artistes venant d’autres continents, mais ils sont pratiquement tous passés par le moule de l’artiste occidental et ont accepté les codes propres au marché de l’art occidental.

Le marché devient ainsi une projection, une visualisation proprement occidentale du marché de l’art. Il est d’ailleurs souvent été reproché au monde de l’art contemporain de fonctionner par cooptation, et de valoriser une originalité tout en occultant les communautés religieuses ou autochtones. La production du marché aurait donc une tendance à créer un paradigme reposant sur un « goût mondialisé ».

Mme Victoria Mann est la fondatrice et la directrice de la foire AKAA qui est la première plateforme commerciale et culturelle représentant l’art contemporain d’Afrique en France. Elle met en exergue non seulement la fonction sociale de la foire dans la création d’un lien social mais également dans la création de diverses synergies. La question de la géographie est au cœur du sujet puisqu’il s’agit de mettre en lumière des scènes artistiques qui sont encore méconnues sur le marché de l’art international, tout en prenant soin de ne pas refermer les artistes sur une géographie unique. Comme il s’agit d’un marché émergent il y a une nécessité de passer par les plateformes internationales. L’objectif de AKAA est, au-delà de la découverte, de faire rentrer ce marché émergent au sein du marché de l’art.

M. Alain Bublex est un artiste plasticien, dont l’œuvre est en partie axée autour de questionnements sur l’architecture et le milieu urbain. Il nous offre au cours de ce colloque une définition propre de l’œuvre d’art en tant que production d’une personne humaine qui intentionnellement crée l’ouverture d’un espace symbolique dans un espace commun pour aborder, ouvrir le réel. Cela peut toucher toutes formes de réel : les sentiments, la beauté... Les œuvres d’art permettent de mettre dans un même groupe une chanson, un espace public et un tableau. Et cette ouverture symbolique nous rappelle encore que le marché de l’art ne peut exister sans l’art.

En tant qu’artiste, il considère qu’il ne s’est jamais senti soumis par le marché. Le modèle économique ayant changé, les artistes et galeries travaillent en collaboration dans la production d’objet. De son point de vu, les rapports avec les galeries relèvent d’une co-production, où l’on partage notamment le risque financier. Ces relations sont basées sur un échange permanent, qui assure et protège du marché de l’art. La fabrication et la diffusion des œuvres au public sont interdépendantes et cette forme d’association tend à être très complémentaire.

La circulation du savoir

M. Pierre Assouline, écrivain et historien de l’art, présente la relation entre les peintres et les galeries lors des crises, et notamment celle de 29, ainsi que l’existence d’un contrôle des prix qui passe par l’exclusivité. Le marchand Durand Ruel représentait entre autre Pissaro et Cezanne. Déjà dans les relations entre Courbet et son marchand on constate l’importance de cette relation. Courbet avait pénétré le marché américain de son vivant. La connaissance du marché de Courbet au XIXe a permis de faire émerger des connaissances sur sa peinture. Dans les relations épistolaires qui ont été retrouvées entretenues par Courbet avec son marchand, on voit qu’il le considère comme l’équivalent d’un notaire.

Il soulève également la question de la porosité du marché de l’art qu’il présente comme un cercle « incestueux » : il y a un lien entre les media spécialisés en art et les galeries, les galeries et les musées. Cette porosité se traduit notamment entre le monde de la recherche et celui du marché de l’art, dont les temporalités et les recherches peuvent être diamétralement opposées dans leurs économies.

Une illustration intéressante nous est proposée sur la fondation Hartung Bergman qui est une fondation qui finance la recherche. Monsieur Thomas Schlesser, directeur de la fondation et historien souligne, qu’on le veuille ou non, que le marché est un acteur culturel incontournable, et particulièrement pour Hartung et ce déjà de son vivant. Se pose la question de savoir que faire avec des pans d’une œuvre qui n’ont pas été appréciés ou valorisés lors du vivant de l’artiste : comment peut-on les valoriser quant on connaît leur importance pour l’Histoire de l’art ? D’abord on s’intéresse aux institutions mais finalement c’est vers le marché qu’on se tourne. La défense des intérêts de l’artiste veut qu’on le fasse reconnaître sur le marché, pour que les institutions finissent par s’y intéresser. Ce qui peut parfois mener à des conflits d’intérêts, tant pour la recherche qu’au sein du marché. Néanmoins, il existe parfois des exceptions, parfois les artistes ne sont retenus que grâce aux universitaires, notamment dans les années 90 l’artiste Hammershoi n’était reconnu uniquement que par les universitaires.

 

1 Pierre-Jean Benghozi et Raymonde Moulin, « L'artiste, l'institution et le marché », in Annales. Economies, sociétés, civilisations, 48e année, n° 6, 1993. pp. 1635-1641


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