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  • Cejart

La rétrospective « Edward Hopper » de la Fondation Beyeler

Pour une fois depuis le début de l’année (et peut-être la seule, en cette période de confinement mondial) c’est hors de nos frontières que nous vous emmenons en visite. Pas très loin toutefois, puisque Bâle, troisième ville de Suisse et pôle artistique majeur s’il en est – notamment lorsque se tient la foire Art Basel – se situe littéralement au carrefour avec la France et de l’Allemagne. La célèbre Fondation Beyeler accueille jusqu’en mai une rétrospective de l’œuvre d’Edward Hopper (1882 – 1967), riche d’une soixantaine de peintures et aquarelles, axée de manière inédite selon les commissaires sur les thèmes du « paysage urbain » comme reflet des interpénétrations toujours plus fortes entre les hommes et la nature, et comme représentation aussi de l’univers intérieur de l’artiste.


En raison de l'épidémie de Covid-19, l'institution est fermée jusqu'à nouvel ordre, mais l'événement n'a pas été annulé [17 mars 2020].



Peintre moderne ayant profondément marqué l’imaginaire pictural américain, Hopper est présenté comme un « inconnu familier », dont l’œuvre est aussi identifiable qu’elle est mal connue, souffrant d’être trop vite résumée à quelques toiles fameuses pour leur atmosphère mélancolique. L’exposition ne vise pas à renverser d’idée reçue, ni à proposer une lecture renversante de l’œuvre, familière, d’Hopper. Au contraire, elle souhaite en approfondir les caractéristiques pour mieux la faire comprendre, autour de quelques thèmes-clefs.



Une entrée en matière peu invitante, heureusement vite démentie...

Dans les espaces sobres, lumineux et vastes – mais bondés lors de notre passage, gênant la circulation – les toiles et autres petites œuvres graphiques se déploient en huit thématiques, plus ou moins ramassées sur le plan chronologique. Le corpus exposé se concentre sur la production des années 1930 et 1940, celle de l’artiste alors au sommet, conscient de son importance pour son époque et, sûrement, pour la postérité. Remarquons d’ailleurs que l’œuvre la plus précoce date de 1909 : l’exposition ne montre donc aucune véritablement de jeunesse – sans que l’on apprenne d’ailleurs pourquoi – mais pour autant c’est bien un processus de formation qui nous est donné à comprendre. Pour ce faire, après avoir passé les dépôts d’effets personnels – on ne saurait reprocher à la Fondation d’obliger de déposer ses affaires, mais fournir des sacs plastiques transparents par milliers, pour garder sur soi quelques objets personnels, est plus discutable – et la boutique très étudiée qui monopolise l’entrée, nous suivrons le fil d’un parcours clair, à la scénographie extrêmement classique mais efficace.



Railroad Crossing, 1922-1923, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper) ; Railroad Sunset, 1929, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper)

L’introduction nous donne quelques clefs de lecture des œuvres pour la suite de l’exposition : Hopper y fixe les horizons visuels offerts par une vie urbaine moderne nouvelle, qui se caractérise par son interdépendance avec la nature, tout en cherchant à dominer celle-ci. Cette ambivalence constitutive a pour effet d’arracher les hommes à la nature, eux qui la transforment irrémédiablement. La relation vitale entre les êtres et leur environnement est désormais dominée par des inquiétudes latentes, des incompréhensions et par suite des solitudes réciproques : car si l’on est frappé immédiatement par la mélancolie des êtres, plusieurs toiles insistent en fait plus subtilement sur celle des lieux qui, à peine investis par l’homme, semblent dès lors dramatiquement souffrir de sa moindre absence. Ainsi en va-t-il de ces vues de voies ferrées et d’infrastructures sans vie, littéralement désolés.



Valley of the Seine, 1909, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper) ; vue de l'exposition avec, au centre, Rocks and Sea, 1916-1919, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper)

A l’aube de la trentaine, Hopper travaille ses jeux de lumière diurne et nocturne sur les paysages français, anglais et américains, qui témoignent d’une industrialisation galopante. Il semble prendre conscience de ce que la dialectique avec l’obscurité peut générer d’indistinct ou plutôt d’incertain dans le sujet représenté, qu’il s’agisse d’une vaste étendue ou d’une étude rapprochée, pour susciter chez le spectateur cette mélancolie familière. La salle suivante rassemble une majorité de toiles des années 30, qui témoignent de sa maîtrise acquise des compositions aux ensoleillements variés, d’autant plus remarquable que le ciel ne prend jamais plus de la moitié du tableau, voire semble une chétive bande poussée hors du cadre par le paysage.



The Camel's Hump, 1931, Munson Wiliams Proctor Arts Institute, Uticia (don d'Edward W. Root) ; Cobb’s Barns and Distant Houses, 1930–1933, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper) ; The "Martha McKeen" of Wellfleet, 1944, Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid (prêt de la collection Carmen Thyssen-Bornemisza) ; Lighthouse Hill, 1927, huile sur toile, 73.8 x 102.2 cm, Dallas Museum of Art (don de M. et Mme Maurice Purnell)

Si les verts de ces collines sont resplendissants, les bleus de ses scènes maritimes sont moins convaincants. On s’étonne en effet de constater, par contraste avec ce qui était présenté juste avant, un affadissement brutal de la couleur et de la lumière, et parfois une touche moins subtile, aux contours gras, dans des toiles de 1925-27. Cela témoigne en fait des recherches que le peintre mène pour parachever sa technique, et perfectionner son art de l’instant mis en scène. Dans la maturité des années 1940, il sera alors suffisamment sûr de lui pour oser au contraire des vues aux accents plus vifs, dans une veine presque post-impressionniste.



Stairway, 1949, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper) ; Bridle Path, 1939, collection privée (courtesy Davidson Gallery, New York) ; Road and Trees, 1962, Philadelphia Museum of Arts (don de Daniel W. Dietrich II)

Nous sommes ensuite incités par les commissaires à voir en Edward Hopper un artiste volontiers métaphysique, prônant explicitement l’expression du subconscient par l’art. Ses œuvres, malgré leur diversité, révèlent ici ce qui les raccrochent toutes à cette idée : lorsque le peintre bouche l’horizon de ses compositions par leur cadrage particulier, il ménage presque toujours une obscure échappatoire pour le regard du spectateur. Une zone d’ombre au sens propre, et qui au sens figuré forme une ouverture indistincte sur cet incertain dont nous parlions plus haut. Cet artifice récurrent est particulièrement efficace pour éveiller la mélancolie : osera-t-on en effet s’y aventurer, et y mener sa méditation solitaire ? Peut-on vraiment s’extraire, par cette voie ombrageuse, au tumulte de la modernité ? Est-ce la promesse d’un mystère (ré)enchanteur, ou une menace indéfinie... ?



Cape Cod Sunset, 1934, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper) ; High Noon, 1949, Dayton Art Institute (don de M. et Mme Anthony Haswell) ; Portrait of Orleans, 1950, Fine Arts Museums of San Francisco (don de M. et Mme Jerrold et June Kingsley)

Les personnages de ses œuvres les plus célèbres, postés sur le pas de leur porte ou au bord de la fenêtre, se poser pour l’éternité cette question existentielle. Ainsi figés par le peintre dans un isolement plus contemplatif que plaintif, inexorablement attachés à l’intimité un peu triste de leurs pavillons colorés, leur présence physique ne semble plus être signe de vie. Sur la toile, Edward Hopper mieux que quiconque sait distinguer et sublimer cette solitude, capturer ces instants qui constituent notre réalité quotidienne, bien plus que nous ne l’imaginons. Ainsi que l’explicite le livret d’exposition, « Hopper crée ici une tension particulière, qui confère à la scène quelque chose de fugace. Ce qui se joue dans les maisons et dans la nature qui l’entoure demeure jusqu’au bout un mystère. » L’artiste se fait un véritable chirurgien de l’âme moderne, qui découpe ses scènes au scalpel, tranche ses cadrages sans ménagement pour l’intégrité des objets figurés. Une technique naturaliste qui, malgré le recours à de séduisants aplats de couleurs, donne la sensation d’être face à une photographie prise en hâte.



Cove with Cliffs, 1934 ; Cars and Rocks, 1927 ; Landscape with Tower, 1938, Whitney Museum of American Art, New York (legs de Josephine N. Hopper)

Et pourtant, de photographie il n’est jamais question : le travail de l’Américain est d’autant plus admirable qu’il ne peint pas sur le motif, mais imagine dans l’espace clos et intime de l’atelier des compositions inspirées par une étude minutieuse de la réalité visuelle du monde. Cet art très abouti de l’observation était déjà perceptible au début de l’exposition, avec ses œuvres plus précoces ; mais une autre salle entièrement dédiée à ses études, dessins et aquarelles le confirme s’il en était besoin. Hopper ne laisse rien au hasard et croque la moindre scène avec une justesse inégalée. En cela, il est digne des virtuoses du passé dont les travaux préparatoires sont aussi précieux que les toiles achevées. Dans le lot d’œuvres exposées, une aquarelle se distingue par son interruption, brutale et délibérée, au milieu de la feuille : sans doute est-ce là un essai de l’artiste qui s’exerce à ce cadrage si emblématique.


Pour terminer, l’exposition revient sur une autre de ses caractéristiques : le contraste permanent, entre lumière éclatante et masses obscures, ou encore entre le crépuscule et les lumières artificielles. C’est très juste, mais quel dommage de mettre ce thème si important à la fin, alors que l’énergie du visiteur déjà comblé trouve ses limites ! Plus que ses toiles célèbres pour la plupart, ce sont encore ses aquarelles qui retiennent l’attention. On aime particulièrement les cieux laissés vierges, simplement figurés par l’écru du papier : Hopper joue du seul contraste avec la richesse chromatique de sa palette pour susciter un effet d’éblouissement. Enfin, on remarque une nouvelle fois que s’il est principalement connu pour ses représentations urbaines, constamment marquées par le bâti et l’architecture, il est tout autant attaché aux paysages naturels, non pas tant pour eux-mêmes que, là-encore, pour le mystérieux infini qu’ils suggèrent. Il se place alors dans la lignée des paysagistes anglais du XVIIIe siècle, lointains cousins et ancêtres de cette Amérique bouleversée.



La Fondation Beyeler propose une rétrospective cohérente et convaincante, dans laquelle sont présentés les thèmes et oppositions qui font de Hopper un artiste doué d’une excellence méthodique pour nous plonger dans une atmosphère contemplative. Dans ces œuvres le temps est aboli, le cours de la vie et de la pensée sont suspendus, et nous sommes, non sans une ravissante mélancolie, aspirés à jamais dans leur profondeur insondable.



Hopper, Fondation Beyeler, Baselstrasse 101, CH-4125 Riehen, du 26 janvier au 17 mai 2020.

Commissariat : Ulf Küster assisté de Katharina Rüppell.


(En couverture, affiche de l'exposition : Gas, 1940, The Museum of Modern Art, New York)

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