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Rencontre avec Emilie Le Mappian, juriste de la Fondation Giacometti


La semaine passée nous avons été accueillis rue Victor-Schoelcher à l'Institut Giacometti (le lieu public d'exposition de la Fondation homonyme, sise quant à elle dans le quartier Odéon) pour une conférence-visite menée par Emilie Le Mappian, qui s'occupe de tous les aspects juridiques de l'activité de la Fondation. Son amabilité et sa clarté ont fait de cette présentation détaillée de ses fonctions et du rôle d'une fondation un moment très riche et instructif, que nous souhaitons vous faire partager !


En guise d’introduction, Madame Le Mappian résume son parcours en quelques mots : celui, qu’elle dit elle-même « classique », d’une docteure en droit de la propriété intellectuelle ayant publié une thèse de droit comparé (Propriété intellectuelle et droit de propriété. Droit comparé anglais, allemand et français aux Presses Universtaires de Rennes, juin 2013).


Nous abordons d’emblée ses fonctions actuelles : Madame Le Mappian précise qu’il n’est pas systématique qu’une fondation artistique dispose d’un poste de juriste dédié. Elle est arrivée en 2011 à la Fondation, qui a souhaité « internaliser » la gestion des droits patrimoniaux de la succession d’Alberto Giacometti. Il faut préciser que la Fondation Giacometti, qui a bénéficié des dons et du legs d’Annette Giacometti, l’épouse du sculpteur, est héritière aux 5/8e d’Alberto Giacometti, titulaire de son droit d’auteur dans les mêmes proportions et propriétaire d’une très riche collections d’œuvres corporelles d’Alberto (lui seul, non Diego) Giacometti. Le reste de la succession relève d’une autre structure établie à Zürich, la Alberto Giacometti – Stiftung, qui a récupéré les parts des frères (Bruno et Diego) et du neveu (Silvio) d’Alberto, d’aurtes institutions publiques ou privées et de propriétaires particuliers. Les deux organismes collaborent, notamment au sein du Comité Giacometti (cf. infra) mais sont totalement distincts.


La Fondation Giacometti est le fruit de la volonté d’Annette de défendre l’image de son époux et de son œuvre, l’intégrité de cette dernière, et d’en assurer le rayonnement et la valorisation. La Fondation est reconnue d’utilité publique en 2003 : il s’agit d’un statut privilégié pour une fondation, ouvrant droit à des exonérations d’impôts et à la réception de dons et legs, avec pour contrepartie la présence au conseil d’administration de représentants des ministères de la Culture et de l’Intérieur, exerçant la tutelle gouvernementale. Si de nos jours les fondations d’artistes, reconnues ou non d’utilité publique, font florès, ce n’était pas si évident à l’époque où Annette a souhaité mettre sur pied un tel organisme... Surtout au profit d’un artiste de renommée mondiale dont les œuvres avaient en quelque sorte naturellement vocation à intégrer les institutions publiques, pour y être universellement admirées... et peut-être figées dans leur dernière demeure.


Tel n’est pas le cas à la Fondation qui, par-delà la seule défense du droit d’auteur de Giacometti, s’attache de plus en plus à valoriser son œuvre et à diffuser son corpus matériel. Une petite vingtaine de personnels anime la Fondation ; ils sont répartis en trois « blocs » informels : recherche, régie, administration-juridique-comptabilité (auquel se rattache Madame Le Mappian). Il faut donc relativiser l’importance des moyens d’une fondation d’artiste, aussi célèbre soit-il. C’est encore plus vrai de ses revenus, comme nous le verrons.


La politique et les activités de la Fondation, afin de répondre à ses buts statutaires, se sont petit à petit élargies et modifiées, notamment depuis l’arrivée en 2014 de Catherine Grenier à sa tête. Pour notre juriste, c’est à la fois très stimulant et difficile, puisqu’elle est chargée au quotidien de rendre possible concrètement ces évolutions, en faisant parfois preuve de pédagogie pour faire comprendre la technique et la parole juridiques.


Le cœur de la conférence s’articule en trois parties, qui sont autant de milieux artistiques et culturels dans lesquels la Fondation est active ou amenée à intervenir.



I. L’industrie culturelle


L’industrie culturelle recouvre notamment les entreprises produisant des contenus littéraires ou audiovisuels sur Giacometti, ou désireuses d’utiliser des images de ses œuvres à des fins diverses.


Madame Le Mappian est régulièrement sollicitée pour des demandes d’exploitation d’images, et d’octroi de licences de marques, qu’elle peut refuser – exceptionnellement – quand elle estime que cela porte préjudice à l’artiste ou à la Fondation (publicités commerciales, soutien à des causes sans lien aucun avec Giacometti ou sujettes à caution, etc.). La Fondation, lorsqu’elle autorise un usage, facture des droits d’auteur selon un barème inspiré de celui de l’ADAGP ; les revenus tirés de ce droit d’exploitation sont loin de suffire à financer les autres activités de la Fondation. Rappelons qu’une fondation subsiste et se développe en faisant fructifier un capital – sa dotation – essentiellement par des placements financiers.


Madame Le Mappian doit aussi, à l’occasion, faire œuvre de « censeur ». Cela fut le cas, par exemple, auprès d’un organisme de formation à distance renvoyant ses abonnés à Google Images pour visualiser l’œuvre de Giacometti, où ils sont susceptibles de trouver de tout et surtout n’importe quoi : il a fallu intervenir pour obtenir de l’organisme la publication d’un erratum.


Presque toutes les situations problématiques, dans le domaine de la gestion des droits d’auteur, se résolvent par un dialogue débouchant sur des solutions amiables. La Fondation n’a jamais eu à trancher un litige en justice, tout au plus a-t-elle parfois dû saisir le juge d’une demande d’injonction de payer, mais il s’agit d’une obligation procédurale.


Il reste malheureusement un angle mort dans la protection du droit d’auteur de Giacometti : l’exploitation de son image par des agences photographiques, qui acquièrent des tirages directement issus de fonds de photographes (les tirages sont alors juridiquement considérés comme des œuvres composites), ou en sollicitant des institutions (dont les clichés d’œuvres sont considérés comme purement techniques, objectifs, ne constituant pas par conséquent des œuvres de l’esprit protégées). Les agences ne reversent aux héritiers aucun droit d’auteur sur leurs ventes d’images.



II. Le marché de l’art


Il est ici essentiellement question d’authentifier les œuvres, ce que fait le Comité Giacometti : une structure d’expertise qui rassemble tous les ayants-droits, au-delà de la seule Fondation. Celle-ci en assure néanmoins l’organisation et l’administration. Faisant référence, le Comité jouit d’un monopole de fait, mais pas de droit : tout un chacun peut revendiquer d’être expert d’un artiste, seule compte la reconnaissance et la confiance accordées par le marché, ou par le juge dans le cadre du règlement d’un litige.


Le Comité se réunit en tant que de besoin, soit plusieurs fois par an, afin de se prononcer à l’unanimité sur l’authenticité des œuvres qui lui sont soumises. Il ne le fait jamais sur simple photo, mais examine scrupuleusement les œuvres ; si le doute subsiste, un dossier de recherches est monté et conservé, et la pièce est revue lors d’une prochaine session. Une autre façon de conserver des traces durablement est de marquer toutes les pièces expertisées, qu’elles soient reconnues authentiques ou non.


Le marquage systématique est de plus une solution commode en ce qu’elle permet de restituer toutes les pièces sans crainte de contrefaçon. Jusqu’à récemment encore, la pratique était de les conserver, quand d’autres fondations vont jusqu’à faire détruire les pièces non authentiques. Mais l’accroissement des engagements de responsabilité par des propriétaires mécontents constituait une charge procédurale, financière et humaine conséquente, quand bien même la plupart des situations se réglaient finalement à l’amiable.


Le Comité peut s’appuyer sur une matière archivistique riche et précieuse : celle des archives personnelles du sculpteur, de sa femme (qui a compilé et conservé quantité de notes et documents) et de sa famille, ainsi que celles du fondeur d’art. Mais il constitue son propre fonds au gré de son activité, capital pour assurer sa continuité par-delà les renouvellements de ses membres. Il dispose surtout d’un accès direct à une quantité inégalable d’œuvres matérielles, conservées principalement par la Fondation, qui, ayant déjà publié le catalogue raisonné des estampes, prépare par ailleurs le premier catalogue raisonné de l’intégralité des modèles de sculptures de Giacometti.


Sa production de bronzes, considérable, serait en effet trop difficile à retracer en intégralité, exemplaire par exemplaire. Il n’est ainsi guère étonnant que les contrefaçons soient légion. Elles sont souvent réalisées par surmoulage d’un original, ou, beaucoup plus rarement, exécutées avec un moule en plâtre original mais sans autorisation de l’artiste ou de ses ayants-droits.


Madame Le Mappian rencontre parfois des cas de faux, principalement lors de ventes aux enchères publiques, mais les musées n’en sont pas épargnés.



III. L’activité muséale


Les musées et institutions d’exposition sont justement les derniers interlocuteurs dont il a été question lors de cette rencontre. Depuis l’arrivée de Catherine Grenier, ils sont plus importants que jamais, puisque la Fondation organise chaque année quatre expositions hors-les-murs, et en accueille autant dans son nouvel écrin qu’est l’Institut Giacometti.


Participer à l’organisation d’une exposition, c’est bien sûr prêter des œuvres et documents, mais aussi des moyens techniques et humains, des compétences, à l’institution partenaire : ceci pour assurer la régie, la scénographie et le commissariat scientifique, la rédaction des textes, sans oublier la formation des médiateurs. Chacune de ces opérations est établie et sécurisée juridiquement. Et bien sûr, chaque fois que la Fondation souhaite obtenir des prêts ou des autorisations pour organiser une exposition dans les murs de l’Institut, elle doit passer par ces mêmes étapes auprès de ses homologues.


Par ailleurs, l’Institut accueille régulièrement des manifestations et événements autres que des expositions. Prestations scéniques, artistes, chercheurs en résidence ou encore réception de mécènes, sont autant de situations qui nécessitent de la part de Madame Le Mappian un travail empirique quotidien, pour les qualifier juridiquement et assurer leur bon déroulement.Nous voilà arrivés au terme de deux heures d’une présentation captivante par la richesse des sujets abordés, que notre hôte a bien voulu compléter pour nous par une visite de l’exposition Giacometti/Sade. Cruels objets du désir.



Nous avons alors complété notre découverte d’une institution fascinante en admirant le superbe hôtel Art Déco édifié par le décorateur Paul Follot : une charmante pépite dont vous gagnerez à pousser la discrète porte au plus vite !

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