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La restitution des biens culturels en Afrique


L’heure est au débat et le débat devient tendu entre les partisans de la restitution et ses détracteurs. Trois semaines après la remise officielle au président de la République du rapport rédigé par Bénédicte Savoye et Felwine Sarr[1], l’antenne UNESCO-SONU proposait de réunir en Sorbonne, le jeudi 13 décembre 2018, professionnels du patrimoine, étudiants, et autres curieux de la question, pour débattre et tenter d’apporter un point de vue nuancé. On est bien loin ce soir-là des antagonismes d’opinions qui s’écharpent avec vigueur depuis plusieurs semaines dans la presse française. Car il convient dès à présent, comme l’a fait avec justesse Maureen Murphy –première intervenante que nous présenterons plus bas-, d’écarter du propos les saillies de ceux qui, sans doute animés d’une position trop rigide sur la question, ont parfois versé au débat des arguments malplaisants et dégradants.

Car n’a-t-on pas trop entendu ces derniers jours combien les musées africains seraient incompétents pour l’après restitution ; n’a-t-on pas vu des doigts pointer leur soi-disant incapacité, tant financière que scientifique, à la conservation de leur propre patrimoine ; ne s’est-on pas sentis embarrassés d’entendre en discours sous-jacent que le bon goût en matière d’Art serait du côté des occidentaux, et qu’eux seuls, dans une vision paternaliste critiquable, devraient se faire instigateurs, acteurs et maîtres d’œuvre de cette entreprise de restitution du patrimoine culturel africain. Or il est nécessaire que les principaux intéressés aient leur mot à dire sur une question qui les concerne au premier chef, car il y a une condition juridique première à la restitution : qu’il y ait une demande en ce sens de la part des Etats africains. C’est là le maître mot de cette conférence : rationalisme et mesure plutôt qu’égo et orgueil.

Et c’est dans l’amphithéâtre Turgot du 1 rue Victor Cousin, qu’à cette fin, se sont rassemblés quatre des spécialistes de la matière, choisis et invités par l’association étudiante SONU. Maureen Murphy, maître de conférences en Histoire de l’art contemporain à l’université Paris 1 introduit la conférence en présentant les contours du rapport Savoye-Sarr. Rappelons dès à présent que celui-ci a comme objectif d’engager sans plus tarder un processus de restitution des biens culturels africains à leur pays d’origine. Selon le rapport, la restitution doit se limiter à la seule Afrique subsaharienne. Le motif d’un pareil choix ? Le fait que seul ce continent aurait perdu près de 90% de ses biens culturels. Ensuite, dans le débat il y a l’idée d’une corrélation entre les mouvements coloniaux des siècles précédents sur ces territoires, et la nécessité de restituer. Car le rapport semble catégorique jusque dans son titre sur l’évidente nécessité de la restitution, Maureen Murphy met en lumière le choix qui a été fait d’utiliser ce mot. « Restituer » et non pas « rendre ». Restituer, c’est sous-entendre que les biens ont été mal-acquis. Dès lors la question centrale est double : tant celle de la provenance des objets visés, que celle des conditions de leur acquisition.

Quelles ont été les conditions d’acquisition de ces biens ? Quoi rendre ?

Sur ce point, l’historienne de l’Art nous rappelle quels ont été les 3 temps forts de la circulation des biens.

En premier lieu, le XVème siècle, une période historique vierge des rapports « racialisés » qui initient le débat actuel et qui ne sont apparus qu’à partir du XIXème siècle. En effet à la Renaissance, la question n’est celle que d’un échange, culturel et commercial, horizontal, de marchands à collectionneurs. Ce qui circule et ce qui attire les collectionneurs, ce sont les métaux précieux, l’or, les épices, les objets de prestige, l’ivoire... Tout cela pour qu’en Europe, ils puissent enrichir les cabinets de curiosités, avec comme désir pour les acheteurs de recréer dans un microcosme, la diversité des productions qui fleurissent dans le macrocosme d’un monde dont les frontières viennent à peine de s’étendre.

Puis un deuxième temps fort avec le XIXème siècle et les mouvements coloniaux. On inaugure les premiers musées d’ethnographie. Pour les remplir, on rapporte à chaque conquête des biens culturels pris sur les territoires colonisés. Et il point là déjà une volonté de protéger les œuvres, non pas de l’incapacité de ces populations à conserver leur patrimoine culturel, mais du chaos que les peuples colonisateurs viennent disséminer sur ces territoires ; un désir de les protéger de l’instabilité politique, sociale et économique qu’une telle colonisation apportera inévitablement. Là déjà, l’Occident se fait tout à la fois source du problème et sauveur de la situation, comme un pompier, les bras lourds de jerricans d’essence, s’en allant braver les flammes et éteindre son propre incendie.

Le XIXème siècle c’est l’époque de la création des musées français, celui du Trocadéro ; celui du Louvre un peu plus tôt. C’est une époque où le désir d’assurer la supériorité de la France -et dans le même temps de prouver « l’infériorité » des peuples africains- est fort. Alors on expose leurs objets en les classant du plus frustre au moins frustre. Avec l’exemple de Saartjie Baartman, Maureen Murphy dit ouvrir la boîte de Pandore. C’est la « Vénus noire » dont le corps, utilisé à cette époque pour présenter les « caractéristiques morphologiques propres à ces populations », a été restitué, après une modification de la législation française. En effet, pour cette première restitution, il a fallu apporter pour les corps humains une exception légale à l’inaliénabilité des biens des collections publiques nationales (principe posé par l’édit du Moulin en 1566). On se voit également rappeler que, des objets du Bénin captés après la conquête du Dahomey à la fin du XIXème siècle (de ceux visés en premiers pour engager le processus de restitution), ne sont exposées aujourd’hui sur leurs terres d’origine que des copies des originaux. Les originaux quant à eux se trouvent au musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris. Face à ce constat, et alors que résonne encore la crainte qu’une mise en œuvre du rapport ne vienne vider le Quai Branly, Maureen Murphy soumet soudain avec un bon sens absolu la solution suivante : et pourquoi pas faire l’inverse et exposer les copies des objets restitués, ici à Paris.

Enfin, l’Histoire de ces mouvements des biens culturels est marquée d’un troisième temps fort : le « boom » du marché de l’Art au XXème siècle, avec pour une des nombreuses conséquences, notamment celle des pillages sur des sites archéologiques au Mali dont le butin ressort encore aujourd’hui sur le marché de l’Art européen.

Puisque le cas du Quai-Branly est au cœur de la problématique, le discours qui nous est présenté s’assure de nuancer cette question. Dans un premier temps, on apprend au détour d’une diapositive projetée sur le tableau de l’amphithéâtre, que pour son guide d’exposition, le Quai Branly a choisi, d’une part comme slogan : « Faites le tour de l’Afrique en 2h » -reprise du slogan colonial : « Faites le tour du monde en 24h » ; et d’autre part que l’institution a utilisé comme image pour l’illustration, une sculpture d’un colon captant un objet d’art africain, accompagné de deux femmes noires se tenant les seins. Si Maureen Murphy parle d’acte manqué, on sent dans son discours qu’elle voudrait encore plus dénoncer une forme de provocation malheureuse. Mais celle-ci s’empresse d’apporter le contre-point, reconnaissant, comme l’ont fait Bénédicte Savoye et Felwine Sarr dans leur rapport, le travail de documentation qu’a toujours su mener l’institution. Et avec les fruits de ce travail sur l’historique des œuvres, on ne peut que conclure qu’il ne faut pas voir une nécessité de restituer là où elle n’est pas justifiée. L’historienne de l’Art prend alors, pour nous donner un exemple, la première pièce du Quai Branly : un mégalithe de 4 tonnes provenant du Sénégal[2] placé en premier dans le musée pour ne pas risquer que le sol s’effondre, et offert à la France en toute légitimité par Léopold Sédar Senghor.

Comment retracer la provenance de ces biens ? A qui rendre ?

Il y a donc la question centrale de la propriété, de la titularité du droit de propriété, de la légitimité de cette propriété. Et sous-jacente, il y a la question de la provenance. Or, c’est à Luc Saucier, avocat d’affaires et spécialiste du Droit de l’Art, de la propriété intellectuelle et des questions de restitution du patrimoine, qu’il est revenu la tâche d’en souligner la difficulté. A qui restituer ? A qui restituer lorsque masse de ces peuples spoliés sont à cheval sur plusieurs pays ; lorsque ces pays ont des frontières qui aujourd’hui encore font polémiques, et que bien souvent on ne dispose plus des informations suffisamment précises pour clarifier la situation.

L’objectif de l’avocat sur cette question est d’accélérer la mise en œuvre du Droit de la restitution et de trouver des alternatives juridiques lorsque les seules solutions dont nous disposons sont à ce point controversées. Car Emmanuelle Cadet, dirigeante de l’association Alter Natives qui intervient ce soir-là également, précise qu’elle aussi veut arrêter de tergiverser sur les qualifications juridiques : « on doit appeler un chat un chat, comme on doit appeler un objet volé un butin de guerre ». Mais une modification du Code du patrimoine est très longue, trop dangereuse, et juridiquement très complexe.

Sur cette question, l’opinion de Maître Saucier est que la mise en œuvre d’une restitution telle que le rapport l’envisage est impossible. Aujourd’hui, on ne dispose plus, bien souvent, des éléments pour dire là où il y a eu vol et là où la captation a été légitime. Et pour pallier cette difficulté, le rapport prévoit l’inversion de la charge de la preuve sur la question de la qualification de la spoliation. Dès lors qu’il n’y a pas de documentation suffisante sur la provenance des biens culturels africains présents dans les collections publiques françaises, la suspicion de spoliation vaudra présomption de spoliation. En lisant cela, le constat serait simple : il faudra tout rendre.

Cependant, selon l’avocat aux barreaux de New York, de Paris et de Bruxelles, il y aurait la possibilité d’utiliser les dispositifs juridiques qui existent déjà dans la législation française pour les appliquer de manière systématique aux biens culturels africains.

Car en effet, dans le Code de propriété intellectuelle on trouve un mécanisme juridique qui protège les artistes de l’appréciation du prix de leur œuvre sans qu’il n’en bénéficie : le droit de suite[3]. C’est un droit réel qui permet à l’auteur ou à ses héritiers de bénéficier d’une créance attachée aux cessions futures de son œuvre. Or, après un contentieux sur la question, le législateur a ouvert la possibilité de transférer la titularité du droit de suite à une entité personne morale, comme une fondation, ou une société d’auteurs[4]. Il conviendrait dès lors d’en faire un droit de suite collectif, et de verser le montant de ces créances, perçues à l’occasion des ventes futures des biens culturels africains, à des fondations ou à des sociétés d’auteurs localisées dans le pays concerné, voire à des Etats directement. On pallierait ainsi la difficulté de l’identification des artistes pour des œuvres souvent non signées. L’appliquer au cas qui nous intéresse reviendrait à réparer l’injustice, sans se poser la question difficile de la provenance ou de la légitimité de l’acquisition, et en évitant de faire de la restitution un élément de Soft-power et d’opportunisme politique.

Un autre dispositif juridique en vigueur en France est prêt à élargir son champ d’application : le droit de préemption. Le système est simple : qu’à chaque fois qu’un bien culturel africain, œuvre d’importance majeure pour le patrimoine national du pays d’origine, sera vendu aux enchères, l’Etat qui souhaiterait l’intégrer à ses collections publiques fasse valoir son droit de préemption en se substituant au mieux-disant des enchérisseurs[5].

Certes, ces dispositifs ne pourraient trouver à s’appliquer qu’aux biens culturels africains se trouvant en des mains privées et qui ressortiraient sur le marché de l’Art. Car en effet, pour les biens des collections publiques, la restitution se fera d’Etat à Etat précise Maureen Murphy. Mais là encore, pour ces œuvres, Luc Saucier propose de préférer une solution unique élaborée à l’échelle européenne, où chaque Etat s’accorderait, assurant ainsi une plus grande efficacité du dispositif.

L’objectif est louable : celui de traiter l’Afrique non comme un seul pays, d’une part ; et d’autre part celui de traiter les Etats africains non pas d’une façon paternaliste, mais comme on traiterait notre propre patrimoine et nos propres artistes. Car « les solutions alternatives à la restitution matérielle sont les plus vertueuses » conclut-il.

Comment organiser la restitution ? Peut-on tout rendre ?

A ce discours, le 4ème intervenant ajoute un point de vue à la frontière entre la technique juridique et l’aspect opérationnel, absolument indispensable pour mettre en œuvre cette restitution. Maître Joanes Louis, vice-président du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) et avocat à la Cour d’appel de Paris déroule son syllogisme. La question est celle de la réparation du préjudice économique, pécuniaire subi par les populations spoliées, quand les biens autrefois captés en Afrique pour une bouchée de pain sont vendus aujourd’hui à prix d’or[6]. Pour qu’il y ait réparation, il faut pouvoir engager la responsabilité d’un responsable. Or responsabilité il y a : la loi Taubira de 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

Au Quai Branly, Joanes Louis nous assure qu’il y a une démarche de bonne volonté, mais que bien souvent la difficulté est la barrière de la loi, et qu’il se confronte aussi à l’obstacle des conservateurs dont certains sont parfois opposés au principe même de restitution. Or en contrepoint il démontre qu’indubitablement il existe une technique scientifique de conservation des œuvres d’Art dans les pays africains, puisqu’on parle dans le rapport d’objets créés pour certains au XVème siècle, et pillés seulement au XIXème. 4 siècles donc, durant lesquels une conservation était nécessairement assurée. Sinon qu’aurait-on eu à piller ?

A l’argument selon lequel il n’y aurait pas, au surplus, les moyens financiers nécessaires, l’avocat nous dévoile sa solution toute simple. Il y a en Afrique la présence de milliardaires. C’est la possibilité d’un mécénat local qui se dessine, permettant aujourd’hui de financer la mise en œuvre du programme de restitution, et ayant déjà entamé des campagnes de financement pour la formation d’une nouvelle génération de conservateurs.

Le vice-président nous explique ensuite qu’au CRAN, ils fonctionnent sur le principe du mandat : qu’un mandat leur est donné par un propriétaire spolié pour qu’ils le représentent dans sa demande de restitution ; que le CRAN demande l’appui de l’UNESCO ; et que ce faisant, ils ont déjà obtenu mandat du Conseil des Rois africains (conseil qui fédère l’ensemble des royaumes d’Afrique). Le CRAN se trouve aujourd’hui mandaté pour demander à l’ensemble des pays européens la restitution des œuvres d’Art africaines.

Les démonstrations se terminent et vient le temps des questions posées depuis l’assistance. Les intervenants se font forts de ne fermer aucune porte à la réflexion, accueillant tous les points de vue et se félicitant que la question soulève autant l’enthousiasme. C’est Emmanuelle Cadet qui la première précise combien « on ne pourra trouver de meilleur bénéfice social qu’en travaillant, ici en France, avec la jeunesse, sur cette question de la restitution. » Et malgré les inquiétudes et les divergences d’opinions, Luc Saucier tente de rationaliser : « Mettre en œuvre ce rapport, c’est certes vider le Quai Branly. Mais sans ce rapport, on ne se poserait pas toutes ces questions. »

[1] Rapport remis le 23 novembre, et disponible depuis aux éditions Philippe Rey et sur le site de l’ICOM

[2] Pierre Lyre de Soto

[3] Article L.122-8 Code de la propriété intellectuelle

[4] Article L.123-7 Code de la propriété intellectuelle

[5] Article L.123-1 à L.123-3 Code du patrimoine

[6] La vente Arts d’Afrique et d’Océanie du 13 juin 2018 chez Sotheby’s Paris totalisait 5 580 000 euros


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