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L'exposition « Bacon en toutes lettres » du Centre Pompidou


Le Centre Pompidou a fait le choix, pour sa grande exposition de l'automne, de nous « donner à lire », en quelque sorte, de la peinture. L’idée n’est pas nouvelle, elle connaît même un succès croissant à l’heure où le dialogue des arts est prôné comme une manière féconde d’en révéler les richesses mutuelles. Elle se doit cependant d’être particulièrement originale et fouillée pour une institution de référence comme l’est le Centre Pompidou.

Originale, elle l’est sans aucun doute : si Francis Bacon (1909-1992) n’est pas une figure oubliée de l’art du XXe siècle, ce peintre torturé n’en est pas non plus une des icônes, dans notre pays du moins puisqu'il reste fort demandé sur le marché mondial. Surtout, il n’y a pas fait l’objet d’une rétrospective depuis sa mort, la dernière étant datée de 1971 : cette exposition vient y remédier en s’attachant à « l’œuvre tardif » de Bacon, de 1971 donc, jusqu’à 1992, l'ensemble étant composé de panneaux de grands formats, presque identiques. Originale encore, grâce au panel hétéroclite d’auteurs retenus parmi une bibliothèque riche de « plus de mille ouvrages » selon le commissaire d’exposition, en raison de leur influence directe sur cette production picturale : Eschyle (L’Orestie), Nietzche (La naissance de la tragédie), T. S. Eliot (La Terre vaine), le grand ami Michel Leiris (Miroir de la tauromachie), enfin Joseph Conrad (Au cœur des ténèbres) ainsi que le philosophe Georges Bataille.

Fouillée, en revanche, elle l’est bien moins, et le visiteur peut légitimement se demander d’emblée pourquoi et comment ces six auteurs plus que d'autres ont inspiré la peinture de l’Irlandais, qui affirmait volontiers que « la littérature constituait un stimulus puissant de son imaginaire ». Il faut en fait se fier à la présentation sur Internet de l’exposition, reprenant simplement un extrait d’entretien accordé par le commissaire, pour apprendre que « ces auteurs, qui ont tous inspiré à Bacon des œuvres et des motifs, partagent un univers poétique, forment comme une famille spirituelle dans laquelle s’est reconnu le peintre. Ils ont en commun la même vision réaliste, amoraliste du monde, une conception de l’art et de ses formes libérée des a priori de l’idéalisme. » Les prérequis philosophiques, littéraires, esthétiques exigés sont, on le pressent, importants, d’autant plus que l’exposition prend un parti osé, celui de se passer sur place de cartels explicatifs et d’offrir pour tout support un dépliant reprenant les textes mis en dialogue avec les toiles de Bacon.

Soit. Explorons alors les six espaces successifs, un pour chaque auteur, pour juger de la pertinence, de la complétude et, par conséquent, de la réussite globale de la proposition. Cela dépend de son ambition initiale : vise-t-elle à associer les extraits littéraires avec leur stricte illustration par Bacon, ou permet-elle d’interroger de manière plus générale la façon dont la littérature peut inspirer l’univers intellectuel et créatif d’un artiste, peut lui susciter des réflexions qui dépassent les seuls sujets et thèmes fournis par les livres ?

Dans le cas précis de Francis Bacon – toujours selon la même et unique source qu'est le site du musée – il est dit que le peintre s’attache à réfuter une lecture « expressionniste », illustrative de ses œuvres, qui doivent au contraire témoigner de sa poursuite vieille de quarante ans d’une peinture « immaculée » ; entendez le produit d’une conciliation opérée entre la précision technique et la délicatesse du « mouvement même de la vie ». En quoi alors Bacon y parviendrait-il mieux qu'avant dans les dernières décennies de son travail, en s’appuyant sur ces six auteurs de prédilection et leurs écrits qu’il connaît pourtant, pour la plupart, depuis de longues années déjà ?

A gauche, Painting, 1946, huile et tempera sur toile, non présent à l'exposition tandis que l'est, à droite, Second Version of Painting, 1971, toutes deux conservées au Museum of Modern Art (New York).

En quoi les sources littéraires convoquées pour l'occasion auraient-elles techniquement influencé cette seconde version, ou en auraient justifié la réalisation ? Si tant est que ce fut le cas, nous ne le saurons pas, malheureusement.

Il nous semble, si relative rupture chronologique il y a, qu’il faille y voir d'abord et avant tout un effet du suicide de Georges Dyer en 1971, compagnon de l’artiste, qui plonge ce dernier dans une inextricable culpabilité. Dyer devient un personnage récurrent des grandes toiles présentées, mais là-dessus non plus l’exposition ne dit mot. Dommage puisqu’au regard de cet événement tragique, se révèle pleinement le vitalisme de Bacon, une exaltation qui tire sa force d’un hommage permanent à son contraire, « la puissance délétère de la mort ». L’Irlandais lui-même disait : « Plus on est obsédé par la vie, plus on est obsédé par la mort ».

In Memory of George Dyer, 1971, huile et caractère transfert sur toile, Fondation Beyeler (Bâle)

C’est sous cette lumière, inaccessible à quiconque ne prend pas la peine de se documenter en amont, que l’on peut interpréter l’intensité dramatique, l’explosion – y compris visuelle – de révolte voire de révulsion qui se dégage des toiles exposées. C’est ainsi que Bacon est en effet pleinement réaliste : en recourant non pas à l’illusionnisme figuratif mais en faisant appel aux sentiments humains, communément partagés, face à l’horreur ou à tout ce qui peut susciter le malaise. A ce titre, l’incongruité, la présence d’éléments et symboles complètement arbitraires et inattendus, proches du surréalisme sinon du cubisme, est merveilleusement efficace et aucunement contradictoire. Ils viennent constamment suggérer ou renforcer un mouvement en captant le regard : pensons à ces curieuses flèches directionnelles, aux cabines de verre qui semblent emprisonner en vain les personnages, à ces panneaux qui semblent des vitres ou des miroirs mais derrière lesquelles les sujets apparaissent plus nets qu'à l'extérieur... La façon dont Bacon brise lignes et volumes, se joue des plans et brouille notre regard est saisissante.

Sand Dune, 1983, huile, pastel et poussière sur toile, Fondation Beyeler (Bâle)

Study of a Bull, 1991, huile, peinture aérosol et poussière sur toile, coll. particulière

Bacon semble dans ses « études » chercher des systèmes de déformation brutale des corps, et invente pour cela des anthropomorphies saisissantes, qui ne sont pas sans rappeler les fameuses gueules cassées d’Otto Dix. Intituler une des toiles « Etude d’après le corps humain » est d'une cruelle ironie, tant l’ensemble des peintures évoque le travail conjoint d’un boucher et d’un médecin légiste. Elles lui servent à sublimer ses éviscérations, à restituer l’horreur toute corporelle d’une scène de suicide (Georges Dyer) comme de sacrifice (L’Orestie d’Eschyle).

Triptych Inspired by the Oresteia of Aeschylus, 1981, huile sur toile, Astrup Fearnley Museet (Oslo)

Il reste que l’ensemble de toiles présenté est quelque peu monotone et se prête peu à une profitable intellectualisation, surtout que les extraits et ouvrages choisis ne sont pas du tout expliqués ou contextualisés. Certes, Bacon revendique sans ambages ses influences, représente avec Œdipe et le Sphynx le rêve extatique célébré par Nietzsche, peint l’abattoir d’après la description de Bataille, et la tauromachie d’après celle de Leiris. Mais le peintre, tel que le Centre Pompidou le met en lumière, ne paraît pas pouvoir aller au-delà de l’hommage direct à ces auteurs, dont il pousse même jusqu’à faire le portrait.

De gauche à droite : Study for Bullfight no. 2, 1969, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts (Lyon) ; Study for Portrait (Michel Leiris), 1978, huile et peinture aérosol sur toile, Centre Pompidou ; Carcass of Meat and Bird of Prey, 1980, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts (Lyon)

Le musée ne rend pas plus service à l’artiste en choisissant de confronter, section par section, un ouvrage, proprement « sanctuarisé » dans une salle sonore dépouillée, puis ensuite les toiles qui en sont inspirées. Au fil du parcours se retrouvent les mêmes formats, les mêmes thèmes, les mêmes tonalités, et à l’effet de suffocation qu’il vise à susciter se sustitue au moins autant de lassitude. On voudrait au départ volontiers reconnaître à Bacon une originalité sans égale dans l’évocation du malaise, mais on finit par croire qu’il ne sait pas faire autre chose ni s'affranchir de ses sources. Chez ce tourmenté sincère, on aimerait « admirer » la virtuosité du morbide, davantage que l’épuisante monomanie d’un fanatique. Par malheur, l’exposition se conclut par une série d’extraits filmés, dont l’un rappelle que de son vivant déjà, plusieurs critiques dénonçaient un talent galvaudé par la répétition du dégoût à tout-va, et un manque criant de suggestivité, de subtilité.

Triptych, 1970, huile sur toile, National Gallery of Australia (Canberra)

Triptych, 1976, huile, pastel et caractères transfert sur toile, coll. particulière

Il s’agit pourtant selon nous d’un riche univers de variations plus subtiles qu’il n’y paraît. Pour le comprendre, convoquons à notre tour un auteur dont Bacon n’aurait sûrement pas rejeté les propos ; et qui sait, pourquoi pas, s’il n’en a pas eu connaissance... Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus dissèque la figure de l'« artiste absurde », celui pour lequel « il ne s’agit plus d’expliquer et de résoudre, mais d’éprouver et de décrire », celui dont les œuvres se passent d’explications et sont autant d’appels sensationnels (dans tous les sens du terme) tirés d’un univers inépuisable, une « répétition monotone et passionnée de thèmes déjà orchestrés par le monde ». Camus réfute l’opposition entre les disciplines, notamment entre art et philosophie, au motif qu’elles « s’interpénètrent et qu’une même angoisse les confond ». Selon lui tout artiste s’engage et se devient lui-même dans ses œuvres, qui sont les multiples traductions esthétiques d’une philosophie qui peut être monotone parce qu’elle est systémique.

Il y a, on l’a vu, un sens dans la démarche artistique tardive de Bacon, fût-il celui de l’absurdité du monde donc de son absence constitutive de sens ; on ne saurait la considérer comme une simple variation sur un même thème macabre. Il aurait été intéressant dans cette exposition de creuser cette piste à l’appui de ces six grands auteurs philosophes, pour trancher notre question de départ. Au lieu de cela, ressort seulement l’impression décevante que la mythologie baconienne est limitée, et limitative pour le peintre lui-même. Au mieux peut-on apprécier l’exposition comme un exercice de scénographie qui tente de magnifier l’édification du spectateur, tout en assumant l’arbitraire de sa sélection d’auteurs et l’absence générale de propos de fond. En se passant d’explications et de véritable médiation, l’exposition perd le visiteur et passe ainsi à côté de la possibilité de démêler ce qui relève chez Bacon du génie ou de l’imposture. Par sa vacuité, elle prolonge en fait cette ambigüité persistante dans laquelle se trouve peut-être la clef du succès de l’artiste...

Bacon en toutes lettres, Centre Pompidou, place Georges Pompidou 75004 Paris, du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020.

Commissariat : Didier Ottinger assisté d’Anna Hiddleston-Galloni.


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