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Rencontre avec Camille Bonnemer, marchand d'art à Paris


Monsieur Camille Bonnemer, marchand d’art à Paris, nous a fait le plaisir d’être le premier invité de notre toute nouvelle promotion, sur proposition de notre camarade Alix Lelief. Il nous a pour l’occasion présenté avec conviction et clarté ce vendredi 27 septembre 2019, son regard personnel sur l’état actuel du marché de l’art et ses différents métiers. Une intervention passionnante de deux heures dont voici un compte-rendu synthétique.

Tout d’abord en guise de brève présentation, Camille Bonnemer insiste sur sa vocation de marchand : il s’est construit et développé sans avoir d’ascendance dans le « milieu », et rappelle qu’il est difficile de s’y faire une place par soi-même. Le marché de l’art en effet est constitué de différents professionnels, qui font tous affaire avec des clients, ceux qui font véritablement vivre le marché de l’art.

1. Les acteurs du marché

  • Le client, qu’il soit petit ou grand, simple amateur ou grand collectionneur

  • Marchands

  • Experts

  • Commissaires-priseurs

  • Décorateurs

  • Restaurateurs

  • Institutionnels (musées et fondations)

Le profil de l’acheteur a considérablement évolué, passant de celui du mondain cultivé qui fréquente autant les artistes que les intermédiaires du marché, vers celui de client qui fait appel à de nouveaux canaux d’achat et qui a moins de connaissances personnelles en art, moins d’intérêt pour son histoire et son esthétique.

C’est pourquoi les grands collectionneurs doivent être connus sur le bout des doigts : le bon professionnel est celui qui sait le mieux conseiller et orienter ses clients. Constituer une collection, c’est nouer une relation de confiance qui se renforce sur des années voire des décennies, et qui implique de pouvoir, ou plutôt de savoir - car il est tentant d’inciter à l’achat - dire non au client. Monsieur Bonnemer, en guise d’exemple, évoque les visites presque hebdomadaires de Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent dans la galerie Anne-Sophie Duval, située quai Malaquais.

Le restaurateur, dont le rôle est depuis peu réévalué au point d’être parfois mentionné dans les crédits d’expositions par exemple, est nécessairement spécialisé ; il ne peut être bon partout. Il en va de même pour les marchands et galeristes, il y a certes des généralistes, mais alors ils tendent à se spécialiser sur une clientèle, la clientèle russe par exemple.

Pour ces métiers en particulier, l’œil et l’expérience sont la clef du succès : si l’on souhaite les exercer il faut multiplier les expériences et stages qui permettent l’approche technique et pratique des œuvres (conception, manipulation, restauration, etc.).

Les experts et commissaires-priseurs sont en permanence confrontés au risque de conflits d’intérêts, qui concourt à la mauvaise image du « système » alors qu’au Royaume-Uni à l’inverse, les experts n’ont pas du tout le droit de vendre, la règle est claire et permet d’éviter les polémiques. L’honnêteté sera la clef de la pérennité du métier dans les années à venir, un commissaire-priseur ne peut pas se draper dans ses habits d’officier ministériel pour assurer ipso facto sa légitimité devant les clients.

Les décorateurs, généralement indépendants, sont très courtisés par les galeries et marchands, dont ils sont les principaux clients ; ils leur offrent une forte exposition au travers de projets souvent médiatisés et spectaculaires : pensons à Jacques Grange, Jacques Garcia, Alberto Pinto, pour les plus célèbres. Le décorateur a une double casquette parfois difficile à porter, dans la mesure où il se fait rémunérer par les deux parties, son client et le marchand.

Les plus grands d’entre eux cultivent un style, une « patte » (le rouge feutré de Garcia) qui les caractérise et leur permet de se faire connaître et reconnaître par un réseau de clients fortunés désireux de faire valoir leurs réalisations. Ce réseau est donc capital, avec le risque, cependant, que le client ou collectionneur « fraie toujours dans les mêmes eaux ». Ainsi, Monsieur Bonnemer n’a réussi à « saisir » une grande fortune française qu’à l’improviste lors d’une édition du PAD London, alors que cette personnalité connaît le tout-Paris de l’art depuis longtemps. Il reconnaît la difficulté générale de la part des marchands à communiquer et à démarcher de nouveaux clients ; c’est une activité essentielle mais très prenante et qui ne s’improvise pas. Les plus petites structures sont donc relativement défavorisées à cet égard.

2. Faire la différence auprès des clients et assurer le succès de son activité

Le marché de l’art est constitué d’acteurs multiples, qui sont complémentaires mais avant tout concurrents et rivaux, et par conséquent sujets aux mêmes problématiques : cela amène à aborder la question des valeurs personnelles.

L’égo et l’intérêt marchand sont les écueils majeurs sur le marché de l’art, qui que l’on soit et quoi que l’on fasse ; Monsieur Bonnemer a tenu à le rappeler, et à insister sur le fait que cela nuit à tout le monde. Dans les années 2000, Monsieur Bergé a tenté de racheter Drouot pour en faire un groupe international digne de la réputation de la France ; malheureusement ce sont les commissaires-priseurs eux-mêmes qui y ont fait échec, par volonté de préserver leurs sociétés personnelles.

Autre exemple, celui de Maître Osenat à Fontainebleau qui a racheté l’étude de Maître Pillon à Versailles alors que leurs spécialités ne sont pas les mêmes. C’est par des opérations comme celle-ci que le secteur, bon gré mal gré, évolue et se restructure, impliquant une nouvelle implantation et communication. Officiellement « tout va bien Madame la Marquise », tout commissaire-priseur se gargarise de ses ventes et du dynamisme de ses affaires. Or bien souvent ce n’est qu’illusion et affichage, alimenté par des estimations souvent (trop) basses : le commissaire-priseur veut vendre à tout prix et ne défend pas l’objet à sa juste valeur. La faillite récente de l’étude marseillaise Leclère, qui a tenté de s’implanter à Drouot en multipliant les garanties auprès de ses clients, révèle la fragilité du secteur, que ne peut compenser à elle seule une communication efficace.

Car en effet la réputation est essentielle, mais elle est très difficile et chronophage à construire et maintenir, et peut s’effondrer au moindre scandale. Il faut être intègre avec les autres, cohérent avec soi-même et sûr de ses ambitions dès le début dans le métier, afin de gagner du temps dans son insertion en prenant le moins de risques possibles. La réussite d’un jeune marchand que Monsieur Bonnemer a pris par le passé sous son aile le prouve.

Pour autant, l’intégrité et la réputation ne valent toutefois rien sans la passion et la compétence. Dans une célèbre galerie, Monsieur Bonnemer a été frappé par la faiblesse du personnel en histoire de l’art, et par son incapacité à relier les objets aux époques et influences antérieures. C’est symptomatique d’un déficit de savoir général, encouragé par le client lui-même qui ne cherche plus à connaître ce qu’il achète. Le marchand n’est plus incité par la demande à la rigueur et à l’honnêteté intellectuelle.

Les Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent, pour reprendre le même exemple symbolique, ne sont plus légion de nos jours : ceux-ci savaient dépenser pour des pièces de choix et auprès de marchands fidèles, faisant fi des nombreux catalogues qui leur étaient envoyés quotidiennement, en vain.

Le manque de professionnalisme touche aussi les ventes aux enchères. Dans les catalogues de vente, les photos sont de moins en moins précises lorsqu’il y en a, et on joue sur les mentions. Le développement des plateformes en ligne, ou du gré à gré dans les maisons de vente est fulgurant, et témoigne de cette dévaluation du métier ; même chez Christie’s le gré à gré représente environ 30 % du chiffres d’affaires. Certes, éditer un catalogue attractif, complet et rigoureux coûte cher et prend un temps considérable, mais il vaut mieux selon Monsieur Bonnemer faire trois jours d’une belle vente, dans des conditions servant autant les œuvres que le client, que chercher à écouler au plus vite des objets de moindre importance. Plusieurs poids lourds des ventes aux enchères ont complètement perdu le sens de leur mission et se sont compromis, ont gardé le vernis mais sans le lustre d’antan.

3. La Biennale, symptôme actuel des défauts du marché

En illustration de ces dérives, Monsieur Bonnemer revient sur la dernière Biennale Paris : en plus d’une présence de marchands peu connus, il déplore à titre personnel un espace d’exposition impraticable, une date mal choisie en raison de la rentrée et de l’ombre de la FIAC, et un tarif prohibitif pour le public, de sorte que dans sa configuration actuelle l’événement est devenu disproportionné. On peut mesurer cet insuccès à la quantité d’objets provenant de maisons de vente quelques mois plus tôt.

Si le PAD Paris connaît aussi quelques difficultés, selon lui cela n’est pas révélateur d’une dépréciation mondiale de la place de Paris, qui reste renommée grâce à l’attrait de la ville malgré les attentats, aux résidences secondaires des plus grandes fortunes mondiales, et à la richesse de l’offre culturelle et de la vie artistique.

Faudrait-il par exemple associer la Biennale à la FIAC, sur le modèle de Bâle qui multiplie les shows et événements pendant Art Basel ? Cela pourrait être une bonne idée pour revaloriser la formule d’une foire historique, à condition que les participants sachent dépasser les querelles d’égo.

4. Conclusions et perspectives

La volonté d’aller trop vite engendre le risque de mal faire, c’est la maladie du marché à notre époque. Monsieur Bonnemer insiste : l’intérêt premier du marchand ne doit pas être de faire du chiffre mais de défendre ses choix, son goût, c’est cela qui porte l’activité. Désormais, leur activité même ne leur permet plus cette éducation du goût au quotidien, et cela nuit au marché de l’art et au dynamisme des ventes, bien sûr à Paris où Sotheby’s et Christie’s écrasent la concurrence, mais surtout en province où disparaissent chaque jour toujours plus de petites études et magasins d’antiquités, qui portent le marché local.

Quelles solutions envisager ? Les techniques de communication moderne comme Instagram, peuvent aider les professionnels à se réinventer. Ces derniers ont aussi intérêt à collaborer avec les acteurs institutionnels dans l’acquisition, la circulation, la restauration d’œuvres, à l’image des entreprises parfois éloignées du monde de l’art et qui pourtant constituent toujours plus de fondations et fonds de dotation. Résolument optimiste, Monsieur Bonnemer y voit un gisement de métiers et de postes à exploiter à l’avenir pour des étudiants passionnés et curieux, dotés d’un parcours universitaire qui sera un atout précieux à l’appui d’un sens du contact à cultiver. Il faut se forcer à découvrir de nouveaux univers professionnels, tout en restant cohérent et en se nourrissant l’esprit.


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