Francis Bacon : L'image comme sensation

« Le regard des gens sur ma peinture ? Ce n’est pas mon problème, c’est leur problème. »
(Francis Bacon, Ent. Michel Archimbaud).
Le regard des autres, Bacon y a fait face dès 1946, lorsque la prestigieuse galerie Lefevre présente ses œuvres pour la première fois au grand public. Il faut rappeler que le contexte du lendemain de la Seconde Guerre mondiale avait conditionné des réactions et une réception négative des toiles présentées, notamment en raison de la particulière violence à laquelle elles renvoyaient. Par exemple, la principale œuvre de l’exposition, Three studies for figures at the base of a Crucifixion (1944), présente trois créatures de couleurs ternes sur fond orange vif. On ne reconnait ni tout à fait l’humanité, ni tout à fait l’animalité de ces figures, qui, pourtant, dans un sentiment universel « aboient leur colère, leur douleur, leur méfiance envers la vie » (Michael Peppiatt). Cette impression indéniable de douleur, malgré des figures qu’on ne saurait identifier, est particulièrement bien représentative de l’Œuvre de Bacon, qui voit ses peintures comme un moyen de dépasser la réalité (et pour ainsi dire les formes ) pour offrir au spectateur le réceptacle direct de ses sentiments, à peine digérés. En quelque sorte, lorsque Bacon s’adresse instinctivement au spectateur, il occasionne chez lui une réaction immédiate, débouchant sur une réflexion.
Francis Bacon chasse la compréhension logique des choses à travers ce cri de douleur dont on ne saisit pas l’origine, mais dont la « sensation », pourtant, parvient jusqu’à nous dans un mouvement clair. Il dépasse également la réalité en redéfinissant l’espace et parfois en faussant les perspectives, avec les motifs géométriques qu’on retrouve de façon récurrente dans ses toiles. En enjambant la logique et la réalité, tout en conservant des sensations ressenties inconsciemment, selon certains auteurs, Bacon fait entrer la psychanalyse en peinture.

Francis Bacon, Three studies for figures at the base of a Crucifixion, 1944.
Il faut dire que Bacon connait les enjeux psychanalytiques, à commencer par Freud que Bacon côtoie, pour ainsi dire, par les deux bouts. Bacon lit Sigmund Freud qu’il apprécie particulièrement, et fréquente au même moment le peintre Lucian Freud, petit-fils du père de la psychanalyse. L’amitié nouée entre Bacon et Freud suscitera immédiatement l’intérêt du public en raison de l’émulation que représente la rencontre de ces deux esprits, réunis autour d’une réflexion commune. Cela explique certainement le prix record atteint lors de la vente de Three Studies of Lucian Freud (1969) qui matérialise cette amitié, adjugée 142,4 millions de dollars chez Christie’s en 2013.

Francis Bacon, Three Studies of Lucian Freud, 1969
La réalité, du moins d’un point de vue empirique, n’intéresse pas Bacon, qui, par conséquent, insiste sur l’artificialité de ses toiles. Pour cela, Bacon préconisait de mettre ses tableaux dans des cadres dorés imposants, afin de créer une distance entre l’œuvre et les murs ; et de toujours ajouter une plaque de verre, pour créer une distance entre la toile et le spectateur :
« Le verre aide à l’unité du tableau. J’aime aussi la distance que le verre crée entre ce qui a été fait et le spectateur. J’aime que l’objet soit, pour ainsi dire, mis aussi loin que possible. (...) En regardant ce personnage, le visiteur s’y regarde et reconnaît, superposés, l’image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, d’une souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l’angoisse de l’effacement de soi »
(Francis Bacon, Ent. David Sylvester)
Pour autant, ce serait une erreur d’essayer, pour le peu qu’on puisse le faire, de comprendre Bacon par ces facteurs externes. L’artiste est également marqué de l’intérieur par un certain nombre d’éléments qui expliquent ses toiles et notamment cette violence dont on est témoin. Pour ainsi dire, le rapport de Bacon à la violence n’est pas seulement le fruit d’un contexte historique. Lors d’une des entrevues télévisée qu’il accorde, Bacon indiquera, dans un français encore hésitant : « J’ai peur de la violence, même que j’ai subi la violence, souvent ».
L’évolution de sa peinture est marquée par certains évènements qui ne pourraient tous être décrits dans ce court texte, mais dont on peut retenir le plus tragique, et qui est intervenu à l’apogée de son essor artistique lors de l’exposition qui lui était consacrée en 1971 au Grand Palais. Lors de cette exposition, la veille de l’inauguration de sa rétrospective, George Dyer, l’amant de Bacon a été retrouvé mort d’une overdose dans la salle de bain de la chambre d’hôtel qu’ils occupaient rue des Saints Pères. Afin de ne pas compromettre cet évènement, le décès de Dyer sera déclaré seulement deux jours plus tard. On sait aujourd’hui que Bacon participait sans doute à l’inauguration la plus importante de sa carrière avec le souvenir encore vif du décès de son compagnon.
Cela explique certains clichés pris ce jour, qui témoignent d’un Bacon encore bouleversé.

Francis Bacon lors de l’inauguration de sa rétrospective, 1971.
Marqué par cet évènement, Bacon produira désormais des toiles d’autant plus violentes que pour la première fois, l’artiste peint, non pas la douleur, ou la souffrance, mais la mort. On retiendra le célèbre triptyque May–June (1973) représentant les instants qui précèdent la mort de George Dyer.
Les corps ne sont plus faits de chair, et semblent se ramollir ou fondre dans un mouvement de putréfaction. Dyer aura été, de sa vie à sa mort, la principale muse de Bacon qui décrira cette œuvre comme l’exorcisme de la perte et de la culpabilité qu’il ressentait à l’évocation de cet évènement.
A partir de ce tournant, le schéma s’inverse : Bacon ne fait plus seulement la psychanalyse du public, mais fait également sa propre psychanalyse en peinture. Il ne propose plus de faire voir la violence du monde extérieur et de la guerre mais sa propre violence, plus morbide encore, et certainement plus énigmatique.

Francis Bacon, Triptych, May-June, 1973
Pour autant, Bacon ne se revendique pas tout à fait de cette violence. Dans son entrevue accordée à Archimbaud, il dira à ce sujet :
« Il y a un certain réalisme dans mes toiles qui peut peut-être donner cette impression, mais la vie est tellement violente, tellement plus violente que tout ce que je peux faire ! (…) On est tout le temps assailli par la violence et aujourd'hui avec ces milliers d'images qui viennent de partout, la violence est partout et permanente. (...) De toute façon, la vie et la mort vont bras dessus bras dessous. (…) C’est peut-être normal que les gens aient ces impressions en regardant mes toiles. »
(Francis Bacon, Ent. Michel Archimbaud).
Quoi qu’il en soit, dès lors que le souvenir de la Seconde Guerre mondiale fut moins vif et à mesure que cette « violence » se banalisait, les œuvres de l’artiste s’arrachaient à des prix hors marché.
Bacon meurt au printemps 1992, des suites d’un infarctus, dans un établissement catholique de Madrid. Il laisse en 1991 sa dernière toile, la plus puissante de tout son Œuvre, et dont on ne sait pas véritablement si elle a été achevée : Study of a Bull.
Certains analystes y voient une métaphore de la mort proche et consciente de Bacon. Les couleurs ternes utilisées, en opposition aux couleurs éclatantes de ses premières toiles, annoncent la perte de vitalité de l’artiste. Le taureau sans visage et immobile, derrière une forme de cloison, s’apprête à entrer dans cet espace où une mort certaine l’attend. L'animal semble se situer dans un sas de transition entre la vie et la mort, où le temps est suspendu. Enfin, la masse de poussière entourant l’animal renvoie à la décomposition du corps à venir. Tout laisse à penser que Bacon s’identifie à l’animal qui mourra bientôt dans un spectacle affreux, sous les yeux de tous. Par contraste, il est pertinent de comparer cette étude tardive avec Study for Bullfighting n°1 (1969) dont on perçoit encore des signes de vie à travers les couleurs vives et la sensation de mouvement exprimée par des demi-cercles.
Avec cette dernière œuvre, sans jamais faire de référence explicite au sang, à la mort, ou à des attributs de la souffrance comme il a pu le faire dans le passé, Bacon réalise pourtant une de ses œuvres les plus chargées de douleur.
C’est ici l’aboutissement de l’Œuvre de Bacon, qui privilégie une image-sensation (« sensational image ») consistant à véritablement saisir le réel sans en donner une illustration.
Francis Bacon, Study of a Bull, 1991
Francis Bacon, Study for Bullfighting n°1, 1969
Références bibliographiques :
- Bacon Francis et Archimbaud Michel, Entretiens avec Michel Archimbaud, Paris, Folio Essais,1992.
- Leiris Michel, Francis Bacon: face et profil, Paris, Hazan, 2015.